martes, 12 de enero de 2021

Notre droit n’est plus en mesure de sauver des vies: la bureaucratie française, coupable idéale des ratés de la vaccination

L’exécutif critique l’administration de la santé pour la lenteur de la mise en place de la stratégie vaccinale qu’il avait lui-même validée. Il y a « un risque de rupture avec l’opinion », selon les sondeurs.

Par Claire Gatinois et Audrey Tonnelier
Le document compte 45 pages, cinq chapitres, quatre annexes et un luxe de détails, allant de la taille des aiguilles requises à la procédure visant à s’assurer du consentement des patients avant de leur injecter le précieux vaccin contre le Covid-19. Fallait-il 45 pages à en-tête du ministère de la santé pour guider un personnel de santé déjà soumis à un code de déontologie et, a priori, coutumier de piqûres en tout genre ?
Alors que la pandémie continue de flamber, décimant chaque semaine des centaines de Français, le guide de l’organisation de la vaccination distribué aux établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et aux unités de soin de longue durée est venu illustrer l’une des causes présumées de la lenteur de la vaccination contre le Covid-19 en France : la bureaucratie.
« Protéger en priorité les aînés dans nos Ehpad, oui. Leur pondre un guide de vaccination incompréhensible de 45 pages, non », s’est agacé Emmanuel Macron lundi 4 janvier après avoir fait étalage, la veille, de sa « colère » en « une » du Journal du dimanche. Le chef de l’Etat, qui prétendait incarner une nouvelle pratique du pouvoir, plus agile et plus efficace, ce président d’un « nouveau monde », se retrouverait donc, à son tour, embourbé dans la pire crise du XXIe siècle du fait de ce jacobinisme si français.
« La crise sanitaire a mis à nu le caractère inopérant de notre fonction publique. Le pays est doté d’un droit pour les contemplatifs qui n’est pas fait pour atteindre des objectifs précis, et surtout pas pour répondre à l’urgence, appuie Alain Lambert, à la tête du Conseil national d’évaluation des normes et grand pourfendeur de la technocratie. Notre droit n’est plus en mesure de sauver des vies !»




Failles du système de santé
L’administration, et en particulier celle du système de santé, est décrite comme un millefeuille d’institutions prisonnières les unes les autres de protocoles, de règles et de précautions, qui priveraient l’ensemble de cohérence, de pragmatisme et de bon sens. Après le raté des masques, l’échec des tests, les critiques envers la stratégie vaccinale confirment les défaillances d’une organisation incapable de répondre à l’urgence sanitaire.
A chaque fois, la logistique déraille et la communication, confuse et maladroite, alimente la défiance du grand public. Les failles du système de santé sont d’autant plus criantes qu’ailleurs, notamment à Bercy, la fonction publique a su se mobiliser pour déployer des aides massives et inédites en un temps record, sans tomber dans les travers habituels de formulaires à remplir ou d’attestations à fournir.
La France compte 93 000 administrations (Etat, Sécurité sociale, collectivités territoriales) qui peuvent dépenser de l’argent public, contre 15 000 en Allemagne, rappelait la Cour des comptes dans son dernier rapport de novembre 2020.

Sur le terrain, maires et collectivités locales se plaignent de l’arrogance des hauts fonctionnaires, qui les méprisent à un moment où l’union sacrée devrait primer
« Il y a un problème d’organisation : l’administration fait beaucoup trop de choses, car les Français le demandent. Dès qu’il y a un problème, il faut une nouvelle réglementation, estime François Ecalle, ancien ­conseiller-maître à la Cour des comptes et fondateur du site d’analyse Fipeco. De plus, en France, on a une organisation des ministères très verticale, en silo. Le ministre donne ses instructions à des responsables de programmes, qui eux-mêmes délèguent les crédits aux responsables dans les territoires. En parallèle, au niveau local, les préfets sont sous tutelle du ministère de l’intérieur. Bercy voit des ministères verticaux comme plus efficaces. Mais la seule solution serait une réelle décentralisation. »
Sur le terrain, maires et collectivités locales se plaignent, de leur côté, de l’arrogance des hauts fonctionnaires, qui les méprisent à un moment où l’union sacrée devrait primer. « Si l’Etat nous faisait confiance, on aurait une procédure vaccinale qui marche. On a l’habitude de faire, on a les locaux, lycées, collèges, les moyens de transport et une capacité de mobilisation record ! Mais l’Etat nous regarde et se dit : “qui sont ces ploucs ?” », se désole Hervé Morin, président du conseil régional de Normandie.
« On ne peut mener une campagne de vaccination sans s’appuyer sur les collectivités territoriales. Il est temps également d’en finir avec la trop lourde bureaucratie de notre pays », a aussi tweeté, mercredi 6 janvier, le président du Sénat, Gérard Larcher (Les Républicains).

Hypercontrôle
Pour Alain Lambert, cette défiance du pouvoir central et ce souci du détail auraient été accentués, paradoxalement, par les différentes lois de décentralisation. L’Etat, n’étant plus acteur mais prescripteur, aurait compensé sa perte de pouvoir par un hypercontrôle. « C’est comme si un général des armées décrivait une à une les actions à mener par les soldats pour gagner la guerre. On est dans une guerre sanitaire, ce n’est pas possible ! », poursuit M. Lambert.

« Isoler la technostructure comme une force du mal est une erreur de raisonnement », pense Martin Hirsch, directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris

La « bureaucratie », ennemi invisible et coupable idéal ? « Isoler la technostructure comme une force du mal est une erreur de raisonnement », pense Martin Hirsch, directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris.
L’homme, qui se décrit comme un « bureaucrate en chef », ne nie pas les lourdeurs qui pèsent sur le système de santé et, plus largement, sur le fonctionnement de l’Etat. Mais, à l’en croire, elles ne sont en rien responsables de la lenteur des vaccinations. « La stratégie était de se concentrer dans un premier temps sur les Ehpad, et seulement après de s’adresser aux autres publics. Le 31 décembre, on nous a autorisés à vacciner les soignants de plus de 50 ans. Le 2 et le 3 janvier, des milliers de personnes étaient vaccinées », rappelle-t-il.
«Il y a des gens dans la crise qui se défoncent dans les agences régionales de santé et au ministère. Ils sont à fond jour et nuit, et on dit “c’est qui ces bureaucrates qui n’en foutent pas une ?”, s’énerve un haut fonctionnaire très au fait des questions de santé publique. Si on nous demande s’il y a de la frustration parce que la machine est lourde, la réponse est oui, mais quel est le bon système ? En Allemagne c’est souvent compliqué entre les Länder, en Espagne c’est le bazar. » Et d’ajouter : « Le protocole de 45 pages pour la vaccination n’est pas sorti du cerveau malade d’un bureaucrate, mais c’est le fruit de mois de discussions avec les médecins et les professionnels de la santé.»

« Risque de rupture de l’opinion »

La « colère » d’Emmanuel Macron envers la langueur de l’Etat prend ainsi pour certains des allures de mise en scène peu fair-play. Avant qu’éclate la polémique, le chef d’Etat n’a-t-il pas validé sans ciller la stratégie vaccinale ? Et l’énarque, ex-inspecteur des finances, qui avait fait de la réforme de l’Etat l’une des priorités de son quinquennat, peut difficilement masquer son propre échec dans ce domaine.
Qu’a donné le Comité action publique 2022, installé en grande pompe en 2017 pour réformer les missions de service public et réduire la dépense ? « Rien », souligne l’économiste Jean Pisani-Ferry, qui fut l’un des architectes du programme présidentiel. « C’était une armée mexicaine, reconnaît Philippe Aghion, professeur au Collège de France, qui y participa. On a mis de la bureaucratie pour s’occuper des bureaucrates… »
« Pour Emmanuel Macron, c’est l’heure de vérité, conclut le politiste Jérôme Fourquet. Le premier confinement avait été un gros crash test pour l’appareil d’Etat, et hormis sur les aides économiques, le résultat n’a pas été concluant », dit-il, évoquant les stocks de masques qui pourrissaient dans des hangars de l’Etat et ces infirmières qui fabriquaient des surblouses à partir de sacs-poubelle. « Le deuxième crash test est celui des vaccins, et c’est encore catastrophique », pense-t-il.
« On est face à un risque de rupture de l’opinion. Evoquer l’héritage d’une bureaucratie française n’est plus jouable après neuf mois de crise », insiste Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’institut de sondage IFOP. Selon lui, l’effet « Eurovision » de la stratégie vaccinale, permettant aux pays européens de se comparer les uns les autres, est dévastateur pour la France, dramatiquement en retard sur ses partenaires.
A moins de corriger le tir au plus vite, le souhait d’une alternance du pouvoir pourrait s’installer avec, en toile de fond, le sentiment d’être gouverné par des incompétents, alerte-t-il. Un procès en impuissance alimenté par une partie de l’opposition depuis la révélation, par le média en ligne Politico le 5 janvier, du recours au prestigieux cabinet de conseil anglo-saxon McKinsey, contracté pour épauler le ministère de la santé dans sa stratégie vaccinale.                                                                                                                                                                                                                         Source : Le Monde

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